Par mailis.burgaud : 01/21/2019 - 19:00
Par Richard Sabeh, bénévole depuis 2017.
Une paix des braves, c’est le renoncement à la lutte, la reconnaissance mutuelle des coûts de la guerre qui effacent les attraits du butin. Sans victoire décisive, l’affrontement se conclut en concessions et par l’établissement de lignes d’armistices qu’on promet de ne plus disputer. Dès lors, les armes sont posées et les coeurs, fatigués, s’agitent de conflits irrésolus.
C’est le sentiment qui émanait de nos échanges lors de récentes sorties d’IdAction Mobile tandis que nous demandions à nos participant.e.s quoi attendre des institutions. Les témoignages recueillis donnèrent le ton d’un récit plus profond, tissé de promesses rompues et du renoncement à l’espoir ; mais dont l’énergie ensevelie, pareil à un artefact surnaturel, s’est patiemment préservée.
Notre premier arrêt nous conduisit à nous entretenir avec Louis, un « régulier » qui alimente ses piles de lectures à même notre bibliothèque mobile. Il a l’habitude d’y piger quelques titres dont il explorera les univers à la lueur d’une fenêtre à carreau dans son cabanon. Assis en boule, pour conserver sa chaleur, il nous confie ne pas nourrir d’attentes envers les institutions publiques. Il aurait négocié une paix avec son désenchantement et se serait, depuis longtemps, délesté des aspirations collectives au profit de passions à partager, de discussions à poursuivre et d’apprentissages à réaliser au gré des rencontres. Sur ces mots, il lève la tête pour nous regarder, accroupis à ses côtés. Aujourd’hui, ce sont les relations humaines qui animent son esprit. Pourtant, à une autre époque, nous raconte-t-il difficilement, il a cru au changement, à la lutte et à l’engagement. C’est qu’il prit part au dévouement de sa génération pour le rêve d’un pays.
« Quand tes efforts sont rejetés, qu’ils sont même trahis. Quand le meilleur de ce que tu as à offrir ne te permet pas d’espérer… À un moment donné, tu laisses tomber… j’ai arrêté de vouloir. »
C’est tout ce qu’il nous en dira. Louis préfère oublier ces moments d’effervescence gâchée et regarder autour de lui pour des mains tendues. Au court de nos conversations thématiques, cette énergie restée en friche était dépeinte comme autant d’humiliations — la manifeste absence de contrôle sur leurs propres conditions d’existence — à l’origine de leur renoncement à entretenir les mêmes attentes que leurs paires.
Poursuivant notre chemin, pour rejoindre le Cap Saint-Barnabé — refuge mixte proposant des solutions de dépannage alimentaire — nous sommes accostés par Marc, un intellectuel autodidacte à la culture débordante. Nous lui tirons une chaise qu’il drape de son duffle-coat avant de s’asseoir, jambe droite en équerre. Notre discussion l’amène alors à brosser le portrait des blessures subies aux prises avec un système judiciaire et un service psychiatrique dont les préjugés se sont infiltrés jusqu’à gêner ses relations familiales.
« Personne ne m’a pris au sérieux : ni le propriétaire de mon logement, ni la police, ni mon soutien psychologique, ni le juge. Ça leur a tous demandé cinq grosses minutes pour tamponner mon dossier, me ficher “problématique”, piétiner mes plaintes et me priver de mes droits. C’est une façon de dire : “ferme-la, on ne veut rien savoir de toi”. Ben, croyez-moi, j’ai compris le message. Ce sont les conséquences à prendre appui sur des institutions qui préfèrent nous ignorer. Coudonc, même si j’étais le cinglé qu’ils ont décrit, ce ne serait pas non plus une manière de me traiter. Ils doivent se retourner vers qui, les fous, pour trouver de l’aide et faire respecter leurs droits ? »
Il peut être difficile d’imaginer, pour celles et ceux qui n’en ont pas vécu l’expérience, que les institutions conduisent parfois aux antipodes de leur raison d’être et menacer les plus vulnérables. C’est pourtant un savoir qui court les rues aux foulées de ces histoires servant d’avertissement.
Deux semaines plus tard, en arpentant les mêmes trottoirs des promenades Ontario, nous rencontrons Jean-Paul, à tour de rôle entrepreneur, séducteur, incarcéré et en situation d’itinérance. Il nous décrivit comment ses excès présents palissent devant ceux de son passé et auxquels il attribue le succès qu’il a connu autant que la chute qui l’a mis à nu.
« J’avais tout ce qu’on te disait de chercher, j’avais des femmes, la cabane, de l’argent ; c’est mon épouse qui ne riait pas toujours. »
Après un divorce, « bien mérité », il a emménagé dans un petit logement, le premier qu’il a pu trouver, infesté de punaises de lit. « Le temps que je réalise ce qui arrivait, elles s’étaient répandues dans tous mes vêtements. Elles ont réussi à me retirer ce qui me restait, mon apparence, qui comptait beaucoup pour mon entreprise, parce que je vendais mes services d’entretien domiciliaire au porte-à-porte. » Sa société a pris la route de son moral et il a développé des problèmes de consommation qui le conduiront en prison. Aujourd’hui, il survit dans la rue, « depuis trop longtemps. »
« Je suis tombé et je n’ai jamais réussi à me relever. »
En retraçant son parcours avec nous, Jean-Paul remarque avec ironie se sentir hanté par toutes ses « belles promesses » ; mais qu’il a perdu confiance en lui, jusqu’à se méfier de ses propres désirs qui les ont menés, « [lui] et [son] cul, sur un morceau de carton. » Il n’a pas le goût de la lecture, ce sera pour une prochaine fois.
À quelques pas seulement, nous croisons de nouveau Louis, enchanté de nous revoir. C’est que sa plus récente trouvaille, faite lors de notre dernière rencontre, l’a énergisé, Les Contes de l’Alhambra, de Washington Irving. Il nous partage avec enthousiasme ses passages mémorables, les tribulations de son auteur, les découvertes occasionnées et les chemins à parcourir. En accueillant sa reconnaissance, nous lui rappelons que chez Platon, ce sentiment d’inspiration provient des muses. Qu’elles agissent comme autant de chaînes scintillantes descendues du ciel et qu’il n’eut qu’à en saisir une pour en vivre l’effervescence. Après une seconde de réflexion il répond, poète et tout sourire : « Il n’existe ni destin ni hasard, seulement des coïncidences qui rendent l’Univers aussi mystérieux que magique. »
Ce sera notre citation du jour. Mais en trainant notre coffre à outils mobile, recelant livres, lunettes de lecture, carnets et crayons sur un trottoir enneigé distinctement montréalais ; j’attends avec impatience les températures printanières pour prendre part aux possibilités offertes par la nouvelle caravane philosophique. Désormais chargée de mobiliers portatifs, d’un arsenal de dispositifs et de matériaux, en plus de sa sélection de livres en tout genre, elle saura faire jaillir, où qu’elle y trouve la soif, le mystère et l’énergie de l’inspiration : celle de penser, de créer et d’aspirer à mieux.
À mon sens, c’est la promesse honorée par Exeko… et nul doute à mon esprit : le monde ont soif !